[Nouvelle] La Saint-Sylvestre 2030

Cette nouvelle avait été écrite pour un appel à textes où il fallait se projeter positivement en fin d’année 2030 mais avec l’idée que le virus était toujours présent. J’ai donc fait une nouvelle très légère, en imaginant l’adaptation humaine – une de ses grandes facultés, à mon avis.

Océane s’impatientait au téléphone en voyant l’heure tourner.

— Oui, Maman, je sais ! Mais promis, on se téléphone à minuit pour se souhaiter la bonne année. Il faut que je file, j’ai encore des courses à faire pour ce soir. Prends soin de toi. Je t’embrasse !

Elle raccrocha après les ultimes bises virtuelles. Au moins, sa mère prévoyait un repas festif, même si ce serait en tête à tête avec sa télé. Cela faisait quelques années qu’elle ne prenait plus le risque de participer à des réunions familiales.

— Lou, arrête la console ! Je pars faire des courses, occupe-toi de vider le lave-vaisselle. Ce sera ta seule contribution aujourd’hui, alors pas de commentaires ou d’yeux au ciel. Je veux que ce soit fait à mon retour. C’est la condition sine qua non à ton after en ligne cette nuit !

Elle observa sa grande tige de bientôt 17 ans s’extirper du canapé en soupirant bruyamment. « Espèce d’ado, va ! » pensa-t-elle affectueusement. La console était un refuge pour toute cette génération qui grandissait avec la menace permanente de la Covid. « Dix ans déjà… Bon sang. Elle avait sept ans quand la crise nous a saisi de plein fouet » songea soudain Océane.

Si la planète n’avait plus jamais été reconfinée intégralement, comme durant ce printemps 2020 hors-norme, il avait cependant fallu s’adapter à cette menace sur du long terme. Aucun vaccin vraiment efficace n’avait pu être trouvé à cause des trop nombreuses mutations de ce virus. Les humains s’étaient donc organisés dans une vie qui limitait les risques de contagion. Les retrouvailles via les réseaux et les jeux en ligne étaient le moyen le plus sûr pour les jeunes, sans risque pour leur entourage. La plupart de leurs cours étaient, eux aussi, en visio et à distance. « Drôle de climat pour créer des liens ou tomber amoureux » s’attrista Océane. Mais la génération Covid, avec une impressionnante faculté d’adaptation, réussissait à trouver d’autres espaces de liberté et d’autres manières de se connaître.

Elle attrapa son masque avant de sortir, un drôle d’objet qui donnait l’impression d’être tout droit sorti d’un ancien film de science-fiction, du genre Bladerunner ou Total Recall.

— Quand je pense qu’on portait des masques en tissu, au début… C’est dingue.

Elle l’ajusta sur le bas de son visage et sur son nez, pour qu’il serve aussi bien à la protection du virus qu’à ne pas gêner la respiration. Très vite, des modèles furent développés pour éviter les risques de toxines, sans parler du confort pour parler et faire des efforts physiques. En fibres de carbone, plutôt léger et muni de filtres qui se changeaient régulièrement, il se déclinait en formes et en couleurs pour répondre aux envies cosmétiques des utilisateurs. Sans parler des versions transparentes pour le personnel médical, thérapeutique et auprès de publics sensibles.

Océane attrapa son sac de courses et fila dans son garage sortir son vélo électrique. Elle appréciait vraiment que la maire de la ville ait autant misé sur ce type de transport – avant même le début de la crise sanitaire –, car elle avait créé des pistes cyclables absolument partout en ville.

Elle consulta sa liste de courses sur sa montre connectée.

— Allez, zou, sans la remorque ! Mon sac suffira…

Entre les transports en commun délaissés par crainte de la contagion en vase clos, et la voiture de plus en plus critiquée écologiquement, elle trouvait que sa ville ressemblait un peu à Amsterdam – en tout cas, le souvenir qu’Océane en avait lorsqu’il y avait été une grosse dizaine d’années plus tôt avec son mari. « Dommage que la limitation des voyages en Europe ne m’ait pas donné l’occasion d’y retourner. Je me demande comment c’est, maintenant » médita-t-elle. Elle revoyait mentalement ce lieu où le vélo était roi, ce qui correspondait plutôt bien à sa ville aujourd’hui.

En sortant de son garage, elle héla sa voisine. En dix ans à apprendre à vivre avec le virus, les gens avaient redécouvert la vie de quartier, à la manière de petits villages. L’entraide était primordiale face à cette maladie qui pouvait, à n’importe quel âge, rendre quelqu’un totalement dépendant des autres.

— Bonjour Claudine ! Je vais faire des courses, tu n’as besoin de rien ?

Cette dernière se tenait sur sa terrasse en rez-de-chaussée, en train de soigner son mini potager. « Le seul avantage du dramatique réchauffement climatique, c’est sans doute ça : pouvoir cultiver en décembre » pensa Océane en la voyant œuvrer.

— Non, merci, c’est gentil ! Bonnes courses et bon réveillon ce soir !

— Merci, toi aussi !

Elle fila dans son épicerie de quartier, approvisionnée par les maraîchers et producteurs locaux. « Quand je pense que les gens étaient à fond pour le bio, auparavant… Maintenant, c’est le local qui prime » pensa-t-elle avec amusement.

***

            La journée était passée bien vite. Mehdi était rentré de bonne heure, comme prévu, pour cuisiner. Il était en télétravail les deux tiers du temps environ, tout comme Océane, ainsi que la plus grande partie de leur entourage. Mais il n’avait pas pu échapper à cette matinée en présentiel un 31 décembre.

— Tu sais bien que les gens font leurs courses au dernier moment. Toi la première, ma chérie ! Du coup, on n’a pas arrêté ce matin. Heureusement que Clara avait décidé de fermer l’aprèm, sinon, je suis sûr qu’on aura encore eu du monde jusqu’au dernier moment…

Si la plupart des gens fonctionnaient principalement en commande en ligne et retrait en drive, la cave à vin où il travaillait gardait un petit local avec pignon sur rue. Ils avaient bien sûr anticipé la date du jour avec un frigo rempli de bouteilles de champagne.

Océane finissait de dresser la table en lui répondant.

— Heureusement que ta patronne ne s’est pas lancée à corps perdu dans son entreprise, après la mort de son mari. Pour fuir son chagrin, un truc du genre. D’autres ont eu du mal à rebondir aussi bien qu’elle. Franchement, je l’admire…

— C’est clair. Tu sais, elle a surtout était très bien accompagnée. Tout ça est bien organisé côté psy et thérapies. Sans parler de la chance de ne pas l’avoir attrapé aussi gravement que lui. Cela fait presque cinq ans qu’il est parti, tu te rends compte ?

— Oui, ça passe vite.

Les effluves, qui montaient depuis la cuisine, avaient attiré Lou hors de sa tanière.

— Ça sent bon, Papa. On sera combien, ce soir ?

— Merci, ma chérie ! Oh, une trentaine au total, je pense… En comptant tout, bien sûr.

Océane attrapa la tablette de sa fille pour l’installer à côté de son propre ordinateur portable et de l’écran du PC de son mari, avant de s’exprimer à son tour.

— Mais sur place, si c’est là ta vraie question, nous ne serons que sept. Nous trois, et les Saulcy. Clotilde a testé sa femme et ses garçons, ainsi qu’elle-même, bien sûr.

Elle montra du menton leur propre appareil de vérification sanitaire, qu’ils avaient utilisé tous les trois un peu plus tôt dans la journée, avant de poursuivre.

— Les voyants sont tous au vert, ils sont donc en chemin. On pourra ôter nos masques pendant le repas vu que tout le monde est clean.

— Comme tu t’en doutes, tous les autres seront en visio, ajouta Mehdi en finissant ses ultimes rectifications d’assaisonnement.

Océane s’offrit un plaisir devenu rare avec le port du masque au quotidien : elle maquilla ses lèvres d’un joli rouge assorti à sa robe de soirée.

La sonnette venait de retentir alors que Lou et Mehdi terminaient de lancer les connexions vidéo avec les autres participants, qui fêteraient ça avec eux, mais depuis leurs propres domiciles. Chacun ajustait sa vie sociale librement, sans avoir besoin de se justifier. Tout le monde respectait cela, ce qui permettait d’apaiser le climat global.

Les Saulcy venaient d’entrer et tout le monde se disait bonjour avec le langage des sourds-muets : la main devant le menton qui s’éloigne vers son interlocuteur.

La soirée de réveillon 2030 allait pouvoir commencer.

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