[Nouvelle] Le dernier virage

Cette nouvelle a été écrite en partant de l’inspiration impulsée en faisant « une page au hasard » sur Wikipédia. Je suis tombée sur les chars à voile, et de là, une idée m’est venue du côté de Triton.

 

La vie sur Triton n’était pas désagréable, mais n’offrait pas non plus des occupations extraordinaires. Vivre dans la banlieue de Neptune était la promesse d’un quotidien dédié au travail — qu’il soit scientifique ou industriel. Les loisirs étaient peu nombreux, et pénalisés par le décalage avec l’actualité culturelle terrestre. Aussi les colons avaient-ils trouvé une occupation sportive à la mesure de leur environnement : des courses de char à voiles solaires, primées, et sur lesquelles les paris étaient autorisés. Ils utilisaient pour cela le sens rétrograde de l’orbite du corps céleste sur lequel ils vivaient. La course profitait du croisement avec une autre grosse lune de Neptune, Protée, pour lancer les petits vaisseaux grâce à leurs attractions combinées. Ces courses rapides attiraient des spectateurs toujours plus nombreux.

C’était d’ailleurs un vrai problème pour la sécurité. Les badauds ne pouvaient pas s’empêcher d’avancer leurs navettes toujours au plus près du circuit, sans toujours tenir compte des balises et des avertissements policiers. L’excitation de la course, ce sentiment de pouvoir observer leur champion et ses concurrents au plus près de l’action, l’impression de partager un peu de leur adrénaline, tout cela leur faisait perdre de vue la vigilance inhérente à une sortie dans l’espace. On entassait toute sa famille dans une navette prévue pour moitié moins de monde, on prévoyait boissons et en-cas, et on venait se coller à la course pour la commenter avec emphase et enthousiasme entre soi, mais aussi sur les réseaux.

Ils s’agglutinaient ainsi tout au long du parcours, surtout aux endroits délicats comme le virage vers lequel se dirigeait Londamster. Le circuit était très précis, défini à l’avance avec des variantes importantes d’une course à l’autre, pour que les pilotes puissent rencontrer de vrais challenges. Or ce virage-là, il ne le sentait pas. Très court, et situé après une longue sinusoïde, il y avait de quoi réfléchir à deux fois à la manière de l’aborder. Comme tout le monde, il avait découvert le tracé cinq heures avant le départ. Il avait opéré quelques simulations sur son ordinateur et avait constaté à chaque fois qu’il était obligé de ralentir grandement s’il ne voulait pas « finir dans le décor ». Cette drôle d’expression était, paraît-il, un héritage des anciennes courses terrestres. Aujourd’hui, elle signifiait qu’on était hors-jeu tant qu’on ne redémarrait pas à l’exact point de sortie. Une horrible perte de temps qui signifiait pratiquement à chaque fois de finir à la dernière place. Aussi Londamster avait-il choisi d’anticiper au mieux l’épingle à cheveux, freinant l’élan de son char à voiles solaires bien en amont.

De toute façon, vu sa position actuelle dans la course, il pouvait prendre son temps : être avant-dernier lui conférait une relative décontraction. Ce n’est pas cette fois-ci qu’il gagnerait, il avait cumulé trop d’erreurs et de retard pour espérer remonter le peloton de tête. Dommage, sa cote n’était pas trop mauvaise et sa sœur avait, comme toujours, misé sur lui…

Son engin avait été conçu par ses soins, comme la plupart des autres pilotes créaient les leurs. La forme des longues ailes de toile magnétisée, leur nombre et leur façon de se déployer autour du module de pilotage, et même la forme de ce dernier ; tout cela contribuait à faire le succès — ou non — de chacun. Il faut dire qu’il n’y avait pas de recette parfaite pour agencer ces différents composants, car leur efficacité dépendait également du circuit. Ils pouvaient être parfaitement adaptés à l’un des tracés, mais pas pertinents pour un autre. C’est pourquoi Londamster, comme beaucoup d’autres, peaufinait son unique char en espérant décrocher le jackpot un jour.

Pour le moment, il abordait sereinement le fameux dernier virage, en ajustant l’orientation de ses voiles pour reprendre un maximum de vitesse en sortant de la courbure. La suite serait bien plus simple, presque en ligne droite jusqu’à l’arrivée.

— Et bien, voilà que nous arrivons vers la fin de cette édition ! La victoire devrait se jouer d’ici peu !

— Tout à fait, Tycho, nous avons vécu une belle course jusque là ! Et je vois sur les réseaux que les spectateurs sont ravis !

Les deux commentateurs officiels surveillaient l’avancée des chars grâce à de multiples écrans, et recevaient les enregistrements des balises en temps réel. Paddington allait plus que probablement gagner le trophée cette fois-ci, son avance étant suffisante pour ne pas craindre d’être rattrapé. Sa cote était plutôt bonne, aussi beaucoup de parieurs prévoyaient déjà de fêter ça dignement à l’astroport.

— Mais… Oh la la, on me signale que le dernier concurrent arrive bien trop vite vers le dernier virage ! Schipol est trop pressé d’en finir !

— Tout à fait, Tycho ! Il ne veut sans doute pas terminer bon dernier ! Ce qui sera de toute façon le cas s’il « finit dans le décor » !

Les deux comparses se mirent à rire, prêt à faire suivre les images qui seraient bien évidemment prises par le public. Certains étaient aux premières loges pour voir le concurrent arriver à toute vitesse. Schipol avait mal anticipé son accélération, et même en rabattant un peu ses voiles, il allait encore bien trop vite. Certains spectateurs avaient avancé leurs navettes pour ne pas en perdre une miette. Si près qu’ils étaient bien trop collés aux marqueurs du circuit, peut-être même que quelques-uns les dépassaient de la pointe de leurs vaisseaux. C’est ainsi que le char, n’arrivant pas à braquer suffisamment, les percuta avec fracas. Par chance, seule une balise explosa, endommageant les appareils autour d’elle, mais sans les détruire.

Mais ce que personne n’avait pu envisager, c’est ce qui arriva à Londamster, bien positionné pour finir la course après avoir tourné quelques minutes plus tôt. L’énergie dégagée par le choc de l’accident s’engouffra de plein fouet dans ses voiles solaires, le propulsant comme un boulet de canon.

— Incroyable ! C’est tout simplement incroyable ! Londamster est un train de remonter un à un tous les concurrents !

— Tout à fait, Tycho ! Il est même en train d’arriver au peloton de tête ! Oh la la ! Nous vivons un moment historique !

— Oui ! Il est en tête ! C’est du jamais vu ! Il va franchir la ligne d’arrivée !

— Incroyable ! Il a gagné ! Victoire de Londamster alors qu’il était avant-dernier ! Quelle remontée spectaculaire !

— Oui, je… Ah… OK, on me signale que les organisateurs sont en train de se réunir pour savoir si on peut lui accorder le trophée ou non…

— Tout à fait, Tycho ! Est-ce qu’on peut valider cette incroyable remontée causée par l’accident du dernier virage ? C’est une question qui mérite d’être débattue !

— Restez à l’écoute et n’essayez pas d’encaisser vos éventuels gains d’ici là !

De son côté, Londamster était collé à son siège, les dents serrées. L’accélération avait été brutale et soudaine, et il avait entendu la structure de son module souffrir. Il était soulagé de voir que son char avait tenu bon, et avait halluciné en voyant son élan lui permettre de remonter la course peu à peu. Il avait manœuvré avec le plus de souplesse possible pour éviter de percuter qui que ce soit, tout en restant dans le tracé à suivre. Cela lui avait d’ailleurs valu de nombreuses sueurs froides. Mais ce n’était rien comparé au sentiment de joie intense lorsqu’il avait franchi la ligne d’arrivée sous les cris hystériques des commentateurs. Il ne craignait plus d’obstacles immédiats et il attendait de savoir si sa victoire allait être validée ou non.

Reste que pour le moment, il avait un vrai problème à résoudre. Comment allait-il réussir à arrêter son bolide lancé dans l’espace à une vitesse folle ?

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