[Nouvelle] Un espace glacé

J’ai écrit cette nouvelle pour participer au concours Vision du futur 2017 organisé par Présence d’esprit. Contrairement à ce que je pensais choisir comme thème au départ, parmi les quatre proposés, je traite « Survivre ». L’univers développé ici est celui dans lequel se situent plusieurs de mes nouvelles, cette nouvelle en marquant les premiers jalons.

 

Pourquoi les humains en étaient-ils arrivés à s’installer si loin de leur bonne vieille planète d’origine ? Sans doute parce que celle-ci était devenue trop étroite au fil des siècles… Pour Foxanne, la Terre était même un concept assez abstrait vu qu’elle n’y avait jamais mis les pieds, et ne risquait pas de le faire un jour. De là, en revanche, à venir s’installer dans le Nuage d’Oort, il y avait eu autrefois de sacrés soucis dans l’idéal de vie de beaucoup de gens.

— Dean, réduis de 3,4 l’angle de la foreuse. On arrive au bout du filon, là.

— Commande enregistrée. Réduction de l’angle.

Foxanne aimait bien l’IA de son petit vaisseau spatial, qu’elle avait baptisé du nom d’un de ses meilleurs amants. Ce dernier, croisé à la station Hills-One il y a plusieurs années, n’avait bien sûr jamais rien su de cet hommage à sa virilité et n’avait jamais recroisé la route de la jeune femme.

Elle abaissa doucement une manette à sa droite, concentrée sur ce qu’elle voyait à travers ses appareils de mesure.

— Et… terminé ! Coupe le courant, Dean. On a fini ici.

— Commande enregistrée. Foreuse éteinte.

Foxanne s’arracha à son viseur et à ses commandes en reculant son siège sur rails, puis s’étira en bâillant. Elle avait fini de remplir sa soute et allait pouvoir livrer son précieux chargement à sa station d’attache, Opik-3. Les noyaux de comètes et autres corps célestes contenus dans le Nuage d’Oort étaient une grosse source de méthane, d’éthane et parfois de métaux précieux. Mais ils contenaient également un des éléments essentiels à la vie des humains : de l’eau sous forme de glace. Et c’était exactement ce que Foxanne cherchait, forait, amassait puis ramenait à la raffinerie pour gagner sa vie.

Disposer de stations spatiales à plus d’une année-lumière du soleil constituait des avantages économiques et stratégiques certains pour les multinationales, mais la vie quotidienne y était loin d’être idéale. Le terme le plus juste était d’ailleurs la survie. Foxanne le savait d’autant mieux que son évaluation psychologique annuelle l’attendait à son arrivée.

— Dean, direction Opik-3 ! Je monte manger un morceau et je vais me reposer.

— Commande enregistrée. Calcul du plan de vol optimal et lancement du pilote automatique.

Se levant de son poste de forage, Foxanne marcha vers la porte en se tenant aux parois. Le vaisseau dont elle avait l’usage n’était pas très grand, mais elle le trouvait confortable et à sa taille. Elle n’avait de toute façon pas eu le choix dans son attribution, même si celui-ci lui convenait parfaitement, et ce depuis plusieurs années. L’installation de Dean, cinq ans plus tôt pour remplacer la précédente IA, avait encore amélioré les choses.

Elle caressa machinalement la surface usée par le temps, puis se dirigea vers l’échelle centrale pour gagner sa chambre. Cette dernière faisait également office de bureau et de garde-manger. Sa convocation clignotait sur l’écran de son ordinateur.

— Fichu test d’aptitude ! Comme si après cinq ans à creuser ici, je n’étais pas « apte à la survie dans des conditions spatiales extrêmes »… Et dire qu’il faut que je remette en cause ma licence pour ça !

Le TAS, nom abrégé de l’examen physique et surtout psychologique, avait été rendu obligatoire du temps du grand-père de Foxanne face à la vague de suicides de l’époque. Les conditions de vie à bord des stations de traitement, aussi éloignées dans l’espace, et plus encore de ceux qui travaillaient dans leurs vaisseaux de minage, étaient telles que les gens ne tenaient pas longtemps. Le vide spatial, l’absence de lumière et de chaleur solaire, les risques encourus dans le Nuage d’Oort avec ses objets sans cesse en mouvement, tout cela contribuait à faire de cette vie l’une des plus rudes qui soient. Le quotidien des mineurs aux abords d’Opik-3 ne faisait pas vraiment fantasmer qui que ce soit. Voire, il y aurait de quoi se demander pourquoi des personnes saines d’esprit étaient volontaires pour y travailler. C’est pourquoi les équipes des vaisseaux miniers et des stations de raffinage étaient relevées de leurs postes dès que leurs résultats au test étaient considérés comme douteux. Les compagnies avaient besoin de rentabilité, pas de personnes qui craquaient en perdant leurs minerais ou leurs gaz dans un moment d’égarement. On leur faisait aussi croire qu’on se préoccupait de leur bien-être. Il faut dire que ceux qui n’étaient plus considérés comme aptes étaient alors renvoyés sur des stations comme Hills-One, des complexes gigantesques qui se substituaient à une vie planétaire. Ils bénéficiaient certes de bien plus de confort et d’une vraie vie sociale vu le nombre de personnes qui s’y trouvaient, mais surtout d’un recyclage, officiellement une réorientation professionnelle, vers un métier bien moins rémunéré. Voire une mise au rebut avec plus aucun métier du tout, si les tests réalisés après la pause forcée ne les considéraient plus capables de reprendre la route des raffineries.

Il faut dire que la vie sur Opik-3 n’était pas une vie. C’est pourquoi on ne plaisantait pas avec l’état psychologique des personnes rattachées à la station. Tout y était rationné à l’extrême : l’eau, la nourriture, l’air y compris. La moindre ressource servait à trier, traiter et raffiner le contenu des soutes des mineurs, véritable richesse du Nuage. La glace n’était pas ce qui rapportait le plus, mais Foxanne aimait cette dernière depuis sa tendre enfance. Et ce n’était pas comme si les offres de boulot avaient été nombreuses à Hills-One. La famille Maupertuis était arrivée là trois générations plus tôt, après un bien long voyage depuis Triton, l’un des satellites de Neptune sur lequel une importante colonie s’était développée. Elle était née sur une énorme structure flottante : la station Hills-One, aux confins de l’espace habité. Les rares perspectives qui s’offraient à elle en grandissant laissaient peu de place à l’épanouissement. Sa vraie chance était d’avoir découvert et aimé la glace dès son plus jeune âge. Un oncle, lui-même dans cette branche, lui avait offert l’opportunité de découvrir la matière froide, brillante et porteuse de vie.

Il faut dire que la plupart des descendants des premiers Maupertuis installés à Hills-One étaient devenus mineurs dans le Nuage. C’était un métier dur, mais il y avait le moyen, si on trouvait des métaux précieux, de mettre un petit pécule de côté. En outre, quelle que soit la spécialité de minage, les compagnies payaient au gramme près. Foxanne avait donc suivi le mouvement, comme ses parents avant elle, optant de son côté pour l’eau contenue dans les astéroïdes. Le reste avait ensuite été un jeu d’enfant pour la jeune femme qui avait foncé tête baissée, malgré la dureté de cette branche professionnelle : des études courtes, une licence obtenue rapidement, et l’attribution d’un petit vaisseau rattaché à la raffinerie d’Opik-3. Sans autre attache familiale que ses parents, vu son jeune âge à l’époque, elle était alors partie à l’aventure. Et vivre seule sur un minuscule vaisseau calibré pour éviter d’être écrasé par les blocs rocheux en mouvement, c’était vraiment une aventure. Devoir accepter des restrictions sur l’eau, la nourriture, et même l’air qu’on respire, ça peut rendre rapidement malheureux. Ou fou. Ou un savant mélange des deux. En quittant Hills-One, Foxanne avait eu conscience de se rapprocher si près du Nuage d’Oort que celui-ci deviendrait rapidement son seul horizon, sa seule préoccupation, et son seul compagnon durant les longues semaines de minage solitaire pour remplir sa soute. Mais naître et grandir si loin de la première planète accessible – si Sedna pouvait bien sûr être qualifiée de planète – n’offrait pas beaucoup de choix.

— Alors, barre protéinée aux lentilles ou barre protéinée à la spiruline ? Quel festin choisir ce soir ?

Optant pour la spiruline, Foxanne s’installa à sa console informatique en déchirant l’emballage. Elle masqua la convocation, vérifia le plan de vol établi par Dean et envoya un message à Opik-3 pour prévenir de son arrivée dans un peu plus de dix heures. Grâce à ses capteurs, le pilote automatique gérait les manœuvres d’évitement des astéroïdes. Elle ne reprendrait les commandes qu’à l’approche finale. La glace qu’elle ramenait était vitale, et pourtant peu de mineurs s’y consacraient. Moins juteuse comme activité que le minage de métaux précieux, elle était pourtant indispensable à la survie des humains basés si loin de tout. Foxanne vérifia les quantités qu’elle ramenait, puis une fois son dîner terminé, avala son verre d’eau règlementaire. Aucun humain responsable ne trichait avec ça, car tous partageaient ces conditions difficiles où chaque décilitre comptait pour la communauté.

La jeune femme aimait cette vie. Même le fait de vivre seule ne lui pesait pas. Dean était un compagnon fidèle et peu envahissant, et elle croisait toujours quelques collègues mineurs ainsi que du personnel de la station lorsqu’elle effectuait ses livraisons. Elle était une solitaire. Ces contacts humains lui suffisaient amplement. Et surtout, elle aimait la glace : la débusquer dans le Nuage – elle était douée pour ça –, la récupérer jusqu’au dernier gramme, la voir briller de mille feux sous les lumières artificielles.

Elle enfila une tenue chaude, mit ses bottes fourrées, ajusta ses lunettes de protection et prit les outils qui se trouvaient dans l’un de ses tiroirs. Tandis que Dean pilotait le petit vaisseau vers sa station d’attache, Foxanne descendit l’escalier et pénétra dans la soute réfrigérée avec un léger sourire.

Le lendemain, la journée commença comme toutes les autres pour la jeune femme. Un lever de bonne heure après une nuit courte, mais réparatrice. Un mug de taille règlementaire pour avaler la boisson chaude du matin, un vague croisement entre le café et le thé qui avaient tous deux disparus depuis plusieurs décennies, ou plusieurs siècles, peut-être. Ou peut-être pas pour tout le monde, mais à des tarifs exorbitants et tout à fait inaccessibles à plus d’une année-lumière du soleil. Avec cette quantité de liquide autorisée venait la barre énergétique chocolatée ou fruitée, suivant l’humeur et le stock restant dans le petit vaisseau. Là encore, les goûts de synthèse offraient une pâle simulation des produits que les humains avaient connus autrefois. Bien sûr, sur une station spatiale d’une certaine envergure, sur une des lunes habitées des planètes du système solaire, ou mieux encore, sur cette bonne vieille Terre, vous auriez alors pu avoir accès à des produits frais issus de l’hydroponie, à des denrées alimentaires non limitées, à de l’eau potable à volonté. Bref, quelque chose auquel Foxanne Maupertuis, mineuse de glace dans le disque interne d’Öpik-Oort, ne pouvait pas prétendre. Telles étaient les conditions de vie sur tous les vaisseaux miniers et sur les petites stations de raffinerie dont ils dépendaient, aux quatre coins du Nuage démesuré.

Elle était descendue dans le poste de pilotage après son petit-déjeuner pour gérer l’approche des quais d’Opik-3. Tous les mineurs passaient en commandes manuelles à ce moment, pour suivre précisément et rapidement les directives du centre de contrôle.

— Arrimage effectué. Connexion de l’écoutille confirmée. Dean, vérifie l’alignement de la soute avec « l’aspirateur ».

— Commande enregistrée. Vérification de l’étanchéité.

— Opik-3, ici Foxanne Maupertuis, matricule M-033-GL, manœuvres terminées. Vous pouvez lancer la récupération du contenu de ma soute quand vous voulez. Je vous envoie le bordereau.

— Ici Opik-3, bien reçu. Bienvenue à la maison.

La jeune femme vérifia certaines données, puis appuya sur plusieurs boutons avant de quitter le poste de pilotage. Elle avait quelques heures devant elle pour s’acquitter des formalités obligatoires, à savoir le TAS, mais aussi faire son réapprovisionnement pour le vol suivant. Si, bien sûr, on ne lui retirait pas sa licence.

— Dean, je descends à terre. Verrouille derrière moi, et à dans quelques heures, j’espère !

— Commande enregistrée. Mise en veille prévue après le verrouillage de l’écoutille.

Le changement d’environnement se faisait toujours sentir brutalement. Un air moins souvent recyclé que sur son vaisseau et qui brûlait légèrement les sinus. Une densité plus importante qui appuyait lourdement sur les genoux et les chevilles. Foxanne attendit quelques minutes que son corps s’y accoutumât avant de reprendre sa route dans le tunnel de jonction, vers la console devant elle. Elle posa son poignet gauche sur le lecteur qui bipa, ouvrant la porte d’accès à la station elle-même. Le centre administratif était situé au plus près des docks d’arrimage, pour minimiser les allées et venues des mineurs. De toute façon, les équipages ne bénéficiaient pas de logements sur Opik-3 et dormaient dans leurs vaisseaux. Il ne fallait pas gâcher de la place inutilement.

Le hall, dans lequel elle avait débouché deux portes plus loin, était peu éclairé et aurait mérité un bon coup de pinceau pour devenir accueillant. Les câbles et tuyaux couraient à même le plafond sans que personne n’eût jugé utile de les masquer. Elle ne faisait même plus attention à tout cela aujourd’hui. Elle se dirigea avec un large sourire vers le desk d’accueil qui trônait au centre de la pièce.

— Hey, Mott-Baker, te voilà de retour ! Ça fait plaisir de voir ta tête !

— Merci, Maupertuis ! Content aussi !

— Alors, quoi de neuf depuis le temps ?

— Ma femme a accouché ! Je suis papa d’un adorable bébé qui porte le nom d’Armand, comme mon propre père ! Elle et le petit vont bien, alors je suis venu reprendre le travail. J’ai une famille à nourrir, maintenant !

— Félicitations, mon vieux ! Je comprends mieux ton absence ! C’est chouette si tout le monde va bien. J’espère qu’ils pourront te rejoindre rapidement, je suppose qu’ils resteront sur Hills-One pour quelque temps encore…

— Bah, tu sais comment ils sont, les docs de la compagnie ! Ils veulent prendre le moins de risques possible, environnement spatial oblige ! Mais j’aurais le droit d’aller les voir dans deux mois.

— Ouep, je sais comment ils sont… D’ailleurs à ce sujet, je suis convoquée pour mon TAS annuel.

— En effet, j’ai ça sous les yeux. Bureau Vert-42, sur ta gauche pour y accéder. Bonne chance à toi, Maupertuis !

— OK. Allez, salut Mott-Baker, je boirai un coup à la santé de ton môme !

— Merci ! Ah, si tu savais comme je rêverais de pouvoir boire un whisky avec un glaçon dedans… Un vrai glaçon d’eau, gaspillé juste pour le plaisir de le voir fondre dans mon alcool…

— Sacrilège ! rétorqua Foxanne en riant à cette blague courante sur Opik-3, avant de s’éloigner, songeuse. Elle se demandait si, un jour, elle aurait l’envie et le courage de se lier à quelqu’un et même de devenir mère. Elle avait beaucoup de mal à envisager cette perspective, elle craignait d’y perdre son indépendance et sa liberté. Et d’offrir un avenir bien minable à un nouvel être humain dans ce vide glacial qu’était l’espace. Même si elle y gagnerait incontestablement en confort, vu comment les mères étaient chouchoutées.

Elle monta l’échelle métallique pour accéder à l’étage Vert. Les escaliers prenaient trop de place, et les élévateurs étaient réservés à l’usine. Après un grand soupir résigné, elle toqua à la porte 42.

— Entrez !

Le bureau était petit, comme tous ceux de cette station, à part probablement celui de la directrice. Mais, comme il servait à des consultations médicales, il avait l’avantage d’être peint en blanc, propre et plus lumineux que la moyenne. Le médecin était assis à sa table, et lui adressa un grand sourire en l’invitant à s’asseoir.

— Foxanne Maupertuis, je vous attendais avec impatience ! Vous êtes la mineuse qui a le plus d’ancienneté ici, une vraie célébrité pour mes collègues et moi-même !

— Bonjour docteur Paynalton. Euh… Vous savez, quand on aime ce qu’on fait…

— Oui, oui, bien sûr. Mais quand même, vos tests me surprennent à chaque fois. Vous semblez tellement épanouie et équilibrée, alors que ça fait onze ans que vous êtes rattachée à Opik-3 ! Onze ans que vous minez le Nuage d’Oort !

— J’ai fait des séjours réguliers à Hills-One…

— Oui, mais de votre propre volonté ! Pour voir votre famille et prendre vos congés bisannuels obligatoires ! Pas parce que le TAS vous y a renvoyée. C’est une sacrée différence !

Foxanne avait hâte d’en finir. Cela faisait quatre ou cinq ans qu’elle avait le droit à ce genre de réflexions lors de l’examen annuel. Et cela la mettait toujours aussi mal à l’aise. Après tout, il fallait bien travailler ! Sa famille n’avait pas les moyens financiers de renvoyer ses enfants plus près du soleil. Et Foxanne, avec son caractère bien trempé et sa tendance à préférer la solitude aux rapports humains trop compliqués, se satisfaisait de cette vie-là. Elle aurait pu choisir de rester sur Hills-One en s’orientant vers un travail administratif ou manutentionnaire, puis en trouvant une femme ou un homme de son goût pour devenir mère. Mais en tant que mineuse solitaire, elle limitait au maximum le contact de ses collègues de boulot, ce qui constituait un immense avantage de son point de vue. Elle les aimait bien, mais uniquement à toutes petites doses. En outre, les Maupertuis étaient tous des mineurs, c’était devenu une espèce de tradition : elle était tombée dedans quand elle était toute petite. Elle ne comprenait pas pourquoi elle était soudain devenue une bête curieuse pour les docteurs alors qu’elle voulait juste gagner sa vie.

Heureusement, le temps du médecin était compté, comme tout ici à vrai dire. Le test d’aptitude lui prit environ une heure, avec de nombreuses questions psychologiques et l’auscultation de routine pour vérifier sa forme physique. Elle se rhabilla pendant que le docteur finissait d’entrer les données dans son ordinateur, attendant le résultat qui ne tarda pas. Son sourire forcé accompagnait son propos, dont le ton frôlait l’hystérie.

— Verdict : apte ! Comme toujours ! C’est impossible que vous puissiez survivre ici comme si vous n’étiez qu’au début de votre parcours ! Vous n’avez plus 20 ans, bon sang ! Vous savez qu’on m’a demandé votre dossier sur Hills-One pour vérifier les évaluations de la machine ? On vous soupçonne de vous droguer ou d’avoir un truc secret ! Mais un truc qui vous fait tenir depuis dix ans dans votre minuscule vaisseau, c’est possible ça ? Quant à vous droguer, je suis formel, vos analyses sont clean. Comment faites-vous ? Comment ?

— Je vous suis reconnaissante de vous préoccuper ainsi de mon bien-être, docteur, mais je vous assure qu’il n’y a pas de quoi réagir ainsi. Je ne suis pas la seule, en plus. OK, la plus ancienne sur Opik-3, mais d’autres mineurs rattachés à d’autres raffineries ont au moins autant d’ancienneté que moi.

— Mais ils ont une famille avec eux sur leurs vaisseaux ! Vous, vous êtes seule !

Il avait prononcé cette dernière phrase avec une voix suraigüe en aplatissant le poing sur la table. Foxanne tendit les deux mains dans sa direction, paumes en avant dans un geste d’apaisement.

­— Hey, docteur, calmez-vous ! Je suis apte, tout va bien pour moi, vous devriez être content. Je sais que je vous semble anormale parce que ces conditions de vie merdiques ne me détraquent pas le cerveau, mais je vous assure, je vais bien. Vraiment. Du coup, pas de paperasses pour me renvoyer sur Hills-One, pas de frais supplémentaires pour la compagnie, je reprends le taf demain, tout est pour le mieux, non ?

Après un long silence, le docteur regarda Foxanne, toujours en proie à une certaine agitation.

— Pardon. Vous avez raison. Je… Mon propre TAS est dans cinq jours et je pense qu’on ne me gardera pas ici. Mais ça me va très bien ! C’est la première fois que je suis affecté si près du Nuage… Je ne sais pas comment vous faites. Moi, ça fait trois ans et je n’en peux déjà plus… Pourtant j’aime mon boulot, mais là, ici… C’est pas humain comme conditions de vie. Je veux respirer à pleins poumons. Je veux boire de l’eau au goulot, sans mesurer la quantité que j’avale. Je me répète, mais comment est-ce que vous faites ?

La jeune femme secoua la tête, désolée pour lui. Elle ne savait pas trop quoi lui répondre. Bien sûr que la vie était dure, ici. Bien sûr qu’elle avait trouvé sa propre manière de gérer ce quotidien éprouvant. Mais elle considérait que les détails ne le regardaient pas, tout docteur qu’il était. Elle allait tenter de lui dire quelque chose de réconfortant quand il s’exprima de nouveau.

— Foxanne Maupertuis, dossier validé. Votre licence est reconduite pour un an. Je vous laisse à votre secret, celui qui vous fait tenir. Moi, je jette l’éponge de toute façon, et dans quelques jours je quitte cet enfer.

— Merci docteur Paynalton. Euh… Bon retour sur Hills-One, alors.

Elle le salua le plus chaleureusement possible, ne voulant surtout plus le faire réagir d’une quelconque façon. Elle quitta son bureau promptement, soulagée par l’issue de son TAS, pour se diriger maintenant vers le seul et unique magasin d’Opik-3, situé au niveau Bleu. Elle pourrait y trouver tout ce dont elle avait besoin : des barres énergétiques fraîches, de la lessive, son quota d’eau et ses filtres à air règlementaires, et même envoyer un message vidéo à ses parents pour leur annoncer qu’elle restait en poste. Et boire un unique verre d’alcool au comptoir, pour fêter son renouvellement et la naissance du petit Armand.

Pendant ce temps, le tuyau qui reliait la soute de son vaisseau aux entrepôts de la station finissait d’en vider le contenu. L’« aspirateur », comme le surnommaient les mineurs, vidangeait les compartiments de stockage jusqu’au moindre recoin, broyant encore un peu plus les matières premières au moment du passage dans son large boyau. C’est ainsi que de nombreuses et splendides sculptures de glace, qui avaient été réalisées une petite dizaine d’heures plus tôt, furent aspirées. Les délicates formes, les visages expressifs, la grâce des gestes dont le mouvement restait suspendu, tout cela fut brisé en mille morceaux avant de rejoindre les tonnes de glace que la raffinerie allait traiter dans les prochains jours.

Le secret de Foxanne était un art éphémère.

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